Les six yogas bouddhiqueset la Vue sahaja |
Les six yogas bouddhiques
À l’origine, les yogas ne sont
pas particulièrement des méthodes bouddhiques. Je ne suis pas historien mais il
ne me semble pas qu’à l’époque du Bouddha Shakyamouni, estimée
entre le VIe et Ve siècle av. J.-C, il y ait eu des yogas et même des
tantras comme ceux que l’on pratique dans la tradition du vajrayana.
Comment peut-on alors se porter garant d’une lignée ininterrompue depuis le
Bouddha historique ? Une tradition ne se définit pas par les méthodes
qu’elle applique d’autant qu’elles peuvent passer de mode. Une tradition se
définit par la Vue philosophique qu’elle propose pour un résultat bien défini,
et si les Vues de nos traditions ancestrales ne passent pas de mode c’est
qu’elles font écho à une quête spirituelle inhérente à la nature humaine. Ainsi,
les seuls pouvant se réclamer d’une lignée de sagesse ininterrompue sont les pratiquants
eux-mêmes dès lors que l’intégration de leur Vue leur permet de faire de toute
situation une méthode. Ainsi, Nigouma, Soukhasiddhi, Naropa, Birwapa, l’ensemble des
84 mahasiddhas indiens, les yogis célèbres et
anonymes et plus largement les réalisés de toute tradition, en se consacrant à
la Vue de l'ultime nature de l'esprit, participent tous de la continuité de la
lignée naturelle (tib. nèl gyu) et transculturelle du Bouddha Shakyamouni et des êtres
éveillés en général.
Yoga
Le sens du mot yoga (tib.
nèl djor) auquel s’attache la Vue bouddhique est l’union (sct.
yog, tib. djor) à la nature (sct. a. tib. nél) ultime de l’esprit que l’on qualifie de
primordialement "éveillé" (sct.
bouddha). En cela, l’aspiration
fondamentale du yogacharya[2]
est la réalisation de la nature de l’esprit et le sens que le yogacharya met
dans sa pratique est l'unification de nature entre l'esprit et les souffles subtils.
Les six yogas font partis des
pratiques classifiées dans ce qu’on appelle le "véhicule du fruit" (sct.
vajrayana)
où l’on range également les pratiques des tantras et des mantras. Le vajrayana met
l’accent sur la conjonction de "méthode" et "sagesse" avec
l’affirmation que leur union nous conduit à l’Éveil en cette vie même,
contrairement aux enseignements des véhicules comme le hinayana et le mahayana
dont leur méthodologie nécessite plusieurs vies.
1.
Le hinayāna est
la voie du renoncement qui s’appuie sur une méthodologie binaire qui consiste à
considérer en bloc les distorsions pathologiques (sct. klésha, tib. nyeun
mong) comme des poisons auxquelles on
applique des antidotes. Le fruit se restreint à l’extinction (sct.
nirvana) de la soif (sct.
tṛṣṇā) ce qui
est suffisant pour obtenir la cessation de tout mal-être (sct.
doukkha). Le
nirvana est obtenu en réalisant l’absence d’identité intrinsèque à la personne.
Cette réalisation est considérée comme restreinte (sct. hina) parce qu’elle ne suffit pas à dissiper l’ignorance
fondamentale, réaliser le plein Éveil (sct. bodhi) de l’esprit et pouvoir ainsi aider autrui à dissiper
leurs illusions.
Le chemin qui
mène au nirvana implique des conditions rigoureuses de sorte que son obtention nécessite
de nombreuses renaissances humaines qui, de surcroît, se doivent d'être
consécutives. Bien que l’extinction de la soif soit une réalisation
indéfectible, la "paix" qu’elle procure finit par s’évanouir au
moment où le "nirvané" entr’aperçoit le
cœur de l’Éveil (sct. hṛdayabodhi) et,
par conséquent, réalisant ses limites à participer au bien des êtres, il génère
l’esprit d’Éveil (sct. bodhicitta).
2.
Le mahayāna est
plus ample (maha) dans sa motivation parce qu'on s’exige, dès l'abord, la seule
réalisation capable d'apporter aux êtres l'aide nécessaire à leur éveil,
c'est-à-dire : s'éveiller â la nature ultime de l'esprit et des phénomènes[3].
On le nomme "véhicule causal" parce qu’il s’appuie sur une
méthodologie de transmutation des causes pathologiques pour des effets conduisant
à la sagesse. Cela permet de se déjouer progressivement d'illusions et de
gagner en capacité au bénéfice d'autrui. Bien que cette méthodologie ne puisse
pas réaliser le plein Éveil en une seule vie, l'accumulation de sagesse ainsi
obtenue permet d’en assurer la réalisation dans une suite de renaissances sans
discontinuité possible[4].
3.
Le vajrayāna est la voie de la
reconnaissance directe de la nature de bodhi qu’est l’esprit (sct.
citta) : nature immédiate, omni-présente et omni-fonctionnelle. Cette nature de
bouddha étant inaltérable, elle ne peut pas subir « l’effet d’un poison »
ni « la cause d’une transmutation ». Ces deux approches, aussi
pertinentes et efficaces soient-elles, consistant à améliorer nos conditions karmiques et accroître
nos aptitudes ne peuvent pas générer la Vue nécessaire pour ne serait-ce
envisager et, au mieux, s'établir en l'immédiate nature
éveillée de l'esprit.
La Vue juste
La Vue juste est le premier
membre du chemin octuple énoncé dans la quatrième des quatre vérités des nobles
(sct. catvāri āryasatyāni) par le Bouddha Shakyamouni. La Vue détermine toute la
suite du chemin vers l’Éveil. La vue juste[5] (sct. samyak-dristi) consiste à avoir une
conception précise de ce que l’on considère comme étant l’Éveil, c’est-à-dire
la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit et des phénomènes. Elle
permet donc de disposer de l’intelligence
nécessaire pour bien commencer le chemin qui mène à l’Éveil. Soutenue par une
résolution juste[6]
(sct. samyak-samkalpa) mais surtout
forte, la Vue juste permet de maintenir
le cap qu’est la reconnaissance de la nature de l’esprit et de corriger la
trajectoire selon les doutes et les baisses d’aspirations qui s’interfèrent
puis d’affiner l’approche selon les compréhensions et les expériences encourageantes.
Vue et résolution constituent l’habileté nécessaire à s’appliquer à une méthode
quelle qu’elle soit et de la mener à son terme.
Pour s’engager dans la voie des
yogas il est indispensable d’avoir au préalable ne serait qu’une compréhension que
tout n’est qu’une perception de l’esprit[7].
En se familiarisant aux méthodes de ces yogas, nous devrions affiner notre maîtrise par la Vue de
la vacuité[8]
(sct. shunyatā). En abordant l’effective nature des apparences
viendra à l’évidence que "shunya" n’est que la nature matricielle en toute
co-émergence[9] (sct.
sahaja).
Cette progression de la Vue
juste élève la perception de conscience au niveau de la nature ultime de
l'esprit et des phénomènes, de sorte qu'elle ne s'attarde plus aux
préoccupations mineures de bien-être. Cette Vue peut être qualifiée de vajra et
yogique du fait qu'elle exige, au regard de cette nature ultime, une inconditionnalité
dans l'engagement (sct. samaya) qui
ne tolère aucune discrimination ni imputation (sct. Vikalpa, tib. nam-tok).
La Vue
vajra et yogique va donc pouvoir reconnaître
les distorsions pathologiques (sct.
klésha, tib. nyeun mong) comme étant la pertinence d’une intelligence. Il est difficile de comprendre comment un klésha peut s’avérer la pertinence d’une intelligence. En
fait, il faut comprendre qu’un klésha, une distorsion pathologique, se
compose de deux volets : un volet
"perception" et un volet "ré-action"
ou "é-motion"
[10]. C'est sur le volet "perception" que s'opère le voile de la distorsion et c'est sur le volet "ré-action" que se répercute une traçabilité sur le karma qu'est l'activité causale des cinq processus cognitifs. Cette perception est de
nature intellective (sct. buddy, tib. lo) c’est-à-dire qu’elle
établit des liens, des rapports et des rė-actions. Du
fait de l’ignorance de la nature ultime de l’esprit, de la soif discriminante
et de la saisie imputative, notre perception est distordue, mettant à mal
l’intelligence, et notre ré-action s’en trouve
pathologique, disproportionnée et surtout inefficace au bonheur.
La Méthode
La méthode n’est pas une
"technique" où il suffirait d’appliquer son mode d’emploi pour
qu’elle exerce un pouvoir sur soi. Ce n’est
malheureusement pas suffisant de visualiser telle lettre, de telle couleur, à
tel endroit et de chantonner une vibrante formule en sanscrit[11]
pour espérer reconnaître la nature de l’esprit. Le prêt-à-éveiller n’existe pas.
On aura beau recevoir des enseignements prétendument "secrets", tant
qu’on ne fait pas l’effort juste et approprié pour se placer en une
concentration sans distraction, sans discours mental, il n’y aura pas
d’expériences valides à la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit et
des phénomènes. Je suis tenté de dire que la seule méthode qui vaille c'est la
concentration.
Ce n’est pas la méthode qui est
habile par elle-même mais c’est à nous de faire preuve d’habilité dans
l’application d’une méthode.
Dans un premier temps, la
méthode (tib. tab) est comme
l’ouvrage qui exige que l’on fasse usage de notre habileté[12]
(tib. k’é).
1. La
méthode nous fait envisager la Vue ultime.
2. La
familiarisation de la méthode apporte progressivement l’habilité et la
limpidité nécessaire sur le chemin qui s’enrichit des expériences valides sur
la nature de l’esprit et des phénomènes.
3. L’intégration
s’accomplit quand la sagesse s’avère finalement être la méthode par excellence
en toute situation.
La pratique
Dans
la voie du vajrayāna et en l'occurrence celle des yogas, on s'engage en trois
applications : vue, méditation et conduite.
1. Vue
On
s’applique à l'écoute et à la réflexion afin d'assimiler une compréhension
certaine de la théorie[13] qui
expose la Vue de la base.
2. Méditation
Lors
des sessions de méditation, on s'applique à joindre la Vue et la méthode pour
acquérir la Vue du chemin, la pratique confirmant la théorie.
3. Conduite
Durant
l'intersession, on s'applique à faire usage (tib. tcheu) des progrès de la
méditation en joignant la Vue en toute situation selon le klésha
mis en cause pour s'accomplir en la Vue du fruit.
Les six yogas
Quand on parle de yoga dans les
enseignements bouddhiques, cela se rapporte aux six yogas essentiels. Chaque
yoga a sa spécificité :
1.
Chandālī (tib.
tou-mo), le yoga où le désir
est sublimé, permettant de reconnaître
le klésha "désir/attachement" comme intelligence[14] du
discernement.
2.
Māyākāya (tib. gyu-lu), le yoga de l’Illusion où attachement et aversion
s’évanouissent naturellement, permettant de reconnaître
le klésha "orgueil/autosuffisance"
comme intelligence d’équanimité.
4.
Prabhāsvara (tib.
eu-sel), le yoga de la claire lumière où l'ignorance se dissipe d'elle-même,
permettant de reconnaître le klésha " ignorance/opacité " comme intelligence
de conception/vide (sct. cittatā, tib. sèm nyi).
5.
Samkrānti (tib. po-oua), le transfert de
conscience qui court-circuite toute saisie d’une mort, permettant de reconnaître le klésha
"inhibition/adversité" comme intelligence de toute opportunité.
Le yoga de Chandali
1. Pratique
Aujourd’hui, on entend parler de ce yoga de chandālī (tib. toumo) avec un certain exotisme réducteur qui se focalise sur la performance à développer la chaleur du corps pour résister au froid ou faire fondre la neige. Cependant, l’objectif véritable et digne d’intérêt de ce yoga est de reconnaître
le klésha “désir/attachement” comme étant Intelligence du discernement.
L’entraînement de la méthode consiste à corriger le trajet (sct. nadi) des souffles et d’unifier esprit et prana pour réguler la diffusion vertueuse du désir. La Vue consiste à se délivrer de l’imputation qui attribue à l’objet la caractérité (sct. lakṣaṇa tib; tsèn nyi) intrinsèque d’être désirable. Le plaisir n’ayant plus la tâche de combler le désir, il est sublimé en félicité dans l’Intelligence du discernement.
Pour pratquer le yoga de toumo, il y a deux approches qui s’inscrivent dans le cadre du mahamoudra : jnanamoudra [15] et karmamoudra [16] .
Dans l’approche jnanamoudra, le yogacharya s’engage dans la pratique d’un tantra du niveau “anoutara-yoga” [17] qui consiste à sublimer le désir en se projetant dans la contemplation de deux divinités en union (tib. yab/youm) correspondant à la co-émergence de sagesse/félicité qui caractérise la nature ultime de l’esprit. L’intégration de la phase de conception évocatrice (tib. kyé rim) va permettre de dissiper l’attachement imputatif. En maîtrisant le trajet (sct. nadi, tib. tsa) vertueux des souffles, le désir s’exauce de par sa nature même.
Selon les capacités et affinités du pratiquant, il est possible de s'appliquer à la conduite en empruntant la voie du karmamoudra avec l’appui d’un(e) partenaire physique partageant les mêmes capacités et engagements dans des conditions cérémoniales précises.
Il est dit que le karmamoudra est réservé au laïc, il est surtout nécessaire que le pratiquant ait la capacité de ne pas saisir le plaisir comme la possibilité de combler le désir [18].
Que ce soit jnanamoudra ou karmamoudra, il faut pratiquer avec autant de rigueur la jonction de l’esprit et du prana et ne pas saisir le plaisir comme la possibilité de combler le désir. C’est la maîtrise essentielle qui amène à l’apogée du yoga de toumo où l’expérience se révèle co-émergence de félicité/vide [19] .
2. Bénéfice et réalisation
L’existence humaine dont l’incarnation procède du désir d’être en lien à l’autre, est tout à fait appropriée au yoga de chandālī parce que sa pratique met à profit la collaboration subtile de chair et charité. Assumer son incarnation parmi les êtres humains est le devoir du Bodhisattva. Diffuser la charité de son âme dans toute la chair de son corps est le défi du Yogi.
En reconnaissant la co-émergence d’apparence/vide, toute la manifestation est perçue comme loisible à l’intelligence du discernement. En reconnaissant la co-émergence de connaissance/vide, une compréhension bienveillante envers tous les êtres permet de conduire à bien les quatre activités.
[20]
Le yoga de Māyākāya
1. Précision du sens des mots
Parmi les quatre
"garanties"[21]
(tib. teun-pa chi) recommandées par le Bouddha Shakyamouni, la première
consiste à ne pas s’en tenir aux mots seuls mais au sens des mots. Il est bien
de ne pas se contenter de définitions séduisantes. Dans une démarche
philosophique, le sens d’un mot se définit comme un objet d’analyse et non pas comme
un objet de croyance. Ensuite, le fruit de l’analyse forge une compréhension claire
qui permettra de rendre le sens identifiable et expérimentable en la
contemplation.
- Māyā
Le terme māyā combine deux concepts :
celui d’illusion et celui de magie. Illusion au sens d’une perception erronée
et magie au sens où nous ne sommes plus ignorants et dupes de l’illusion.
Quand on délivre (sct.
Vimukti) l'esprit
de nos illusions (projections et introjections, schémas et
conditionnements, discriminations et imputations etc.), la perception retrouve
toute son aptitude intellective au seul soin de concevoir, établissant des
rapports aux apparences au seul sens d’apparaître sans qu’aucune imputation puisse
interférer dans le discernement réalisant ainsi la co-émergence d’apparence/vide.
La māyā n’est pas une tromperie et
l’univers n’est pas illusoire, le corps n’est pas illusoire, les pensées ne
sont pas illusoires. L’illusion est de notre fait, de notre responsabilité. Une
fois l’illusion dissipée, la magie opère.
- Trikāya
Kāya est généralement
traduit par "corps" avec la confusion possible qu'il s'agirait de
celui d'une personne. Kāya désigne une contexture de l'esprit selon trois (sct.
tri) aptitudes : celle de
la vacuité du phénomène (sct. dharma), celle de son évidence apparitionnelle
(sct. nirmana) et celle de son loisible
usage (sct. sambogha).
- Illusion
Esprit et phénomènes
co-émergent en un continuum de clarté/vide. L’ignorance de cette co-émergence (sct.
sahaja, tib. lhèn-tchik kyé-pa) produit la soif et la saisie qui imputent à l’esprit
et aux phénomènes une réalité intrinsèque, absolue et distincte l’une de
l’autre. Cette imputation (sct. vikalpa, tib. nam-tok) embrouille
toutes les aptitudes intellectives et psychiques de l’esprit : sensation,
perception, ré-activité et conscience. Imputer une
réalité alors que c’est relatif, voilà l’illusion, une perception erronée.
Cette illusion est un fait d’esprit. Elle n’est pas le fait de l’univers, ni du
corps, ni même de l’esprit, ni au fait de vivre.
L’illusion est la conséquence
de la saisie, de la soif et de l’ignorance et, par sa nature, ne pouvant en
être conscient, l’illusion opère insidieusement au détriment de soi-même et
d’autrui.
Illusion au sens que toutes les
manifestations n’ont pas la réalité que, par ignorance, je leur attribue. Cela
ne veut pas dire que les manifestations soient illusoires. Le monde n'est pas
illusoire, le corps physique n'est pas illusoire et les apparences émergeant à
l'esprit ne sont pas illusoires.
L'esprit
est un terme pour dire désigne la fonction de "penser" ou plus
précisément de concevoir, ce qui implique des concepts qui, ne relevant pas d'une
réalité, s'avèrent relatif, ce qui n'est
pas du tout la même chose que de dire c'est illusoire.
Ne procédant ni du hasard ni
d’une nécessité, toutes les manifestations sont effectives d’un continuum de
cinq éléments (sct. bhūta, tib. djoung-po) génésiaques
et sont donc de nature transitoire
et relative, ce qui veut dire cohérente, interdépendante et conséquentielle.
N'ayant donc aucune réalité pour substrat, nous en avons des conceptions,
elle-même relatives, cohérentes et conséquentielles.
Il
n'est pas de réel qui soit connu et il n'est pas de connaissance d'une réalité.
Cependant, devant l'évidence effective de "connu", il ne reste plus
qu'à le réaliser comme étant de la nature d'un concept c'est-à-dire d'un
phénomène de nature mentale. Il n'est donc pas de connu qui ne soit pas conçu.
Devant
la co-émergence océan/vague, il ne nous viendrait pas à l'idée d'extraire la
vague en espérant connaître l’océan véritable, ultra réel. Et bien, devant
l’émergence de la conceptivité (sct. vidya, tib. rik-pa) on ne pourra pas
extraire le phénomène de l’esprit, le concept de la conception. S’il y avait
une binarité avec un esprit d’un côté et un phénomène de l’autre ou bien un
concept adventice à la conception, effectivement, il suffirait de retirer l’un
pour avoir l’autre. Ce n’est pas le concept qui est adventice à l’esprit, ce
sont les voiles de l’ignorance, de la soif et de la saisie qui sont adventices
à l’esprit.
La
co-émergence ne signifie pas la binarité d’un mélange comme celui du beurre
dans les épinards. Elle signifie une union de même nature qui, de par sa nature
transitoire, ne peut que faire œuvre.
Le
principe de co-émergence n’est pas exclusif au fonctionnement cognitif. On le
retrouve également dans le fonctionnement de l’univers comme par exemple la
dualité de la lumière, onde/corpuscule.
- Magie
La
co-émergence (sct.
sahaja) esprit/phénomène (sct.
citta/dharma), autrement dit "conception/concept", est tout ce qu’il y a de
plus naturel. Sa réalisation est celle de la troisième co-émergence où s'opère
la jouissance en tous les aspects dont le déploiement se nomme dharmadathou[22],
magie de la relativité dans le déploiement d’une jouissance de toutes les
aptitudes de la conceptivité trouvant son
parachèvement dans la co-émergence de cittatā/dharmatā[23].
Quand
nous réalisons la vacuité de l’illusion, ce n’est pas une « vraie réalité
qui se serait cachée derrière les apparences et qui se révèle enfin à nous
mais c’est la māyā qui se présente
nûment, ni réelle ni illusoire, magiquement loisible à l’intelligence du
magicien qui se découvre dans le même temps.
2. Pratique
Le yoga de Māyākāya (tib.
gyu-thrul kou) permet de reconnaître
le klésha "orgueil/autosuffisance"
comme étant intelligence d’équanimité.
Le chemin de la méthode
consiste, par l’unification du prana et de l’esprit,
à sublimer les images de soi, des autres et du monde, qui s’insinuent dans nos attachements
et nos aversions tout en se délivrant des complexes aussi bien d’inhibition que
d’exhibition. En ce sens, il est proposé plusieurs visualisations sur des
objets "ordinaires" comme notre aspect corporel habituel, ou sur des
objets "non-ordinaires" comme l’aspect d’une divinité.
Ce yoga s’exécute tout
particulièrement dans nos relations quotidiennes quand notre suffisance se
trouve inquiétée, quand nos certitudes s’effondre, quand la honte nous submerge,
quand nos séductions n’ont plus de pouvoir, quand nos compensations ne
suffisent plus à maintenir nos contentements, en résumé quand s’élève le
sentiment de vanité.
Il faut comprendre que tout
ceci sont des brèches dans la construction de notre égocentrisme. C’est le
moment douloureux mais tant régénérateur d’admettre qu’il n’est plus suffisant
de paraître.
Dans cette approche quelque peu
numineuse, nous développons naturellement de l’empathie et de la compréhension
pour ses proches puis pour toutes nos relations puis pour l’ensemble des êtres
humains puis élargissons à l’ensemble des êtres en toutes les sphères possibles
de renaissance. Nous partageons tous les mêmes inquiétudes, les mêmes
solitudes.
Le yogacharya, s'applique à la
méditation en s'engageant sur la voie du samayamoudra.
C’est la voie de l’inconditionnalité, celle qui consiste à rester conforme
(samaya) à la nature ultime de l’esprit (moudra) dénuée de toute discrimination
imputative tout en préservant les trois engagements[24].
Intègre
à cette inconditionnalité, le yogacharya ne craint
aucune réputation et ne cède à aucune complaisance, ni à aucune convenance. Il
ne tergiverse pas et ne transige pas pour de pieux sentiments. Il ne fait pas
de la vertu une posture religieuse et fait de la non-vertu un défi à la
sincérité. Sa gratitude équanime à ses maîtres comme à chacun n’est pas tarifée
et le rend disponible pour toutes les vies à venir.
Réalisation
Le yogacharya devient le yogi magicien
qui se joue de l’illusion. On le dit « daka » parce qu’il épouse la
nature transitoire des cinq Éléments que l’on représente dans le tantrayāna sous forme humaine et féminine que l’on nomme
« dakinis[25] ».
L’intelligence de l’équanimité
réalise la co-émergence de cognition/vide où il n’est plus d’évaluation à
l égard de soi, d’autrui et du monde, en quelque bardo que ce soit, en
quelque sphère que ce soit.
Quand
on réalise la co-émergence, les phénomènes se révèlent comme tel "dharmatā" (tib. tcheu nyi), l’esprit œuvre
comme tel "cittatā" (tib. sèm nyi)
et le moi comme mahātman (tib. dag tch’èn) ou paramātman
(tib. dam paï
dag). Cette triade cognitive œuvre naturellement dans le déploiement que
l’on nomme dharmadhātou[26].
Tout s’avère co-émergence au
vide[27]
et il nous incombe d’en donner le sens en se consacrant au bien des êtres en
accord au samaya propre à ce yoga. Avec l’apport spécifique du yoga māyākāya, le
yogi est à même d’user d’illusion pour
désillusionner.
Le yogi se réjouit de la māyā,
Elle est la source des quatre activités.
Source d'enseignements et d'inspiration,
La māyā rend possible tous les siddhis.
Quelle merveille de connaître ce joyau
Intarissable trésor de réjouissance.
Illusion et doukha sont Compassion
Vacuité sont les Chemins et les Terres.
[28]
Lire également : le yoga bouddhique
Voir dans classement par thème : yoga
[1] Le postulat du sahaja se résume en trois réalisations :
« Apparence et vide co-émergent. Connaissance et vide co-émergent. Au contact d'apparence et connaissance, toute expérience est félicité/vide ».
[2] Celui qui se conduit (sct. charya) selon la Vue du yoga.
[3] L'Éveil (sct. Bodhi) se distingue de l'extinction de la soif (sct.nirvana) au fait que l'esprit est totalement et parfaitement délivré de toutes les illusions (sct. anutara samyak sam bodhi) qui empêchaient la sagesse plénière (sct. sarwa jnana) de manifester sa bienfaisance sans limite (sct. mahakaruna) aussi bien pour soi-même que pour autrui.
[4] Le mahayāna permet d'entrer dans le chemin progressif et sans régression possible des dix niveaux du bodhisattva.
[5] Dans le sens d’approprié.
[6] Le deuxième membre du chemin octuple.
[7] Vue relative au Cittamatra.
[8] Vue relative au Madyamika.
[9] Vue relative au Sahaja.
[10] Il est important de définir les kléshas en couple de mots : ignorance/opacité ; répulsion/aversion ; désir/attachement ; orgueil/auto-suffisant ; frustration/adversité ; avidité/obsession. C'est la différence d'interprétaion de ces "binômes" qui fait toute la différence entre les Vues et de la conduite du véhicule (sct. yana).
[11] Mantra désigne le yoga de la récitation qui permet de protéger (sct. tra, tib ; kyob) le mental (sct. manas, tib. yid) du discours mental. Il y a trois yogas de la récitation : celui d’approche, celui d’unification et celui de l’intime (secret).
[12] Habileté à la méthode (tib. tab-k’é).
[13] Théorie : ce qui doit être contemplé.
[14] Habituellement traduit par "sagesse", j'opte pour "Intelligence" pour mettre l'accent sur le lien qui s'opère entre l'esprit et le phénomène
1-Intelligence du dharmadhatou : Elle tire
plénitude de la nature inconcevable et inengendrée de la manifestation phénoménale (dharma) et des cinq processus cognitif (dhatou), le déploiement de la relativité pleinière. C’est l’aspect
pur du klésha ignorance/opacité mentale.
2-Intelligence semblable au miroir : Elle tire instantanéité et clarté
de la co-émergence. C’est l’aspect pur du klésha
répulsion/aversion.
3- Intelligence de l’équanimité : Elle tire épanouissement de
l’équanimité pour tout phénomène. C’est l’aspect pur du klésha
orgueil/autosuffisance.
4- Intelligence du discernement : Elle tire jouissance de la distinguabilité de chaque phénomène. C’est l’aspect pur du klésha désir/attachement.
5- La sagesse toute accomplissante : Elle tire
opportunité de toute action sans espoir/crainte. C’est l’aspect pur du klésha frustration/adversité.
[15] Le sceau de sagesse primordiale.
[16] Le sceau de l'activité.
[17] Comme par exemple l’anuttara yoga tantra de Chakrasaṃvara
[18] Cf. Chapitre : désir, plaisir et félicité.
[19]
Le credo du Sahaja s’exprime ainsi :
« Apparence et vide co-émergent (Nang Tong). Cognition et vide co-émergent (Rik Tong). Au contact d’apparence et connaissance, toute expérience est félicité vide (Dé Tong) ».
Les deux premières co-émergences sont appelées « la vacuité qui possède le meilleur de tous les aspects ». La dernière est appelée « la Suprême Félicité » (sct. Maha-soukha).
[20] Pacification, épanouissement, contrôle et courroux.
[21] 1) S’en remettre au sens des mots et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement proposé et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience et non pas à la croyance seule. 4) À toute expérience, s’en remettre à la vue de la vacuité.
[22] Voir le chapitre "dharmakaya, dharmata et dharmakaya.
[23] Les suffixes sanscrit "tā" et tibétain "nyi" soulignent la nature ultime telle quelle comme validée en la réalisation. D’un point de vue grammatical, ces suffixes correspondent à notre suffixe français “té” comme par exemple pour “bon” et “bonté”.
[24] Les trois types de vœux : brahmacharya, bodhicharya et yogacharya.
1) l’éthique où rien ne justifie de nuire à qui que ce soit. 2) l’empathie qui recherche à comprendre l’autre et de se faire comprendre de l’autre. 3) la Vue pure, dénuée de toute discrimination imputative sur l’ensemble de nos perceptions et réactions.
[25] Daka et dakini correspondent en yoga aux trajets (sct. nadi) dont la maîtrise les rend vertueux aux souffles qui participeront à la bonne santé de l’esprit.
[26]
Dharmadhātou. La traduction
littérale en tibétain est « tcheu kyi kham » mais certains
traducteurs emploie le tibétain « tcheu kyi ying » qui correspond en
fait à l’expérience de plénitude qui s’y rapporte. Dhātou comprend six
Éléments : les cinq Éléments (sct. bhūta, tib. djoung-po) génésiaques
du phénomène + l’élément cognitif qu’est l’esprit. Voir chapitre « dharmakāya
et dharmadhātou ».
[27] Il est important de ne pas réifier le vide ou la vacuité. Il s’agit de la vacuité de prendre pour réel ce qui n’est pas réel. D’un côté, la soif réifie les phénomènes (sct. dharma) ce qui fait que la perception les appréhende comme "altérité". D’un autre côté, on désaxe l’esprit ce qui fait que la perception l’appréhende comme étant quelque chose dont "je" en serait possesseur, pour finalement l’appréhender le sujet effectif comme "identité". Par vide, il s’agit ici d’épargner les phénomènes, l’esprit et le moi, de la soif, de nos saisies réductrices et imputatives (sct. vikalpa, tib. nam-tok).
[28] Extrait de la sadhana « Évocation des Dakinis des cinq règnes ».