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Les six yogas bouddhiques

et la Vue sahaja

 

Les six yogas bouddhiques et le sahaja [1]

 

 Les six yogas bouddhiques ont leur origine en Inde avec principalement les Yoginis cachemiriennes Nigouma et Soukhasiddhi et les Yogis bengalis Naropa et Virūpa (Birwapa) qui les transmirent à des maîtres venus du Tibet et qui seront à l’origine des lignées tibétaines à travers lesquelles la transmission des six yogas se propagea dans de nombreux pays de l’Himalaya comme le Bhoutan, le Népal, le Zanskar et jusqu’à aujourd’hui en Occident.

À l’origine, les yogas ne sont pas particulièrement des méthodes bouddhiques. Je ne suis pas historien mais il ne me semble pas qu’à l’époque du Bouddha Shakyamouni, estimée entre le VIe et Ve siècle av. J.-C, il y ait eu des yogas et même des tantras comme ceux que l’on pratique dans la tradition du vajrayana. Comment peut-on alors se porter garant d’une lignée ininterrompue depuis le Bouddha historique ? Une tradition ne se définit pas par les méthodes qu’elle applique d’autant qu’elles peuvent passer de mode. Une tradition se définit par la Vue philosophique qu’elle propose pour un résultat bien défini, et si les Vues de nos traditions ancestrales ne passent pas de mode c’est qu’elles font écho à une quête spirituelle inhérente à la nature humaine. Ainsi, les seuls pouvant se réclamer d’une lignée de sagesse ininterrompue sont les pratiquants eux-mêmes dès lors que l’intégration de leur Vue leur permet de faire de toute situation une méthode. Ainsi, Nigouma, Soukhasiddhi, Naropa, Birwapa, l’ensemble des 84 mahasiddhas indiens, les yogis célèbres et anonymes et plus largement les réalisés de toute tradition, en se consacrant à la Vue de l'ultime nature de l'esprit, participent tous de la continuité de la lignée naturelle (tib. nèl gyu) et transculturelle du Bouddha Shakyamouni et des êtres éveillés en général.

 

Yoga

Le sens du mot yoga (tib. nèl djor) auquel s’attache la Vue bouddhique est l’union (sct. yog, tib. djor) à la nature (sct. a. tib. nél) ultime de l’esprit que l’on qualifie de primordialement  "éveillé" (sct. bouddha). En cela, l’aspiration fondamentale du yogacharya[2] est la réalisation de la nature de l’esprit et le sens que le yogacharya met dans sa pratique est l'unification de nature entre l'esprit et les souffles subtils.

Les six yogas font partis des pratiques classifiées dans ce qu’on appelle le "véhicule du fruit" (sct. vajrayana) où l’on range également les pratiques des tantras et des mantras. Le vajrayana  met l’accent sur la conjonction de "méthode" et "sagesse" avec l’affirmation que leur union nous conduit à l’Éveil en cette vie même, contrairement aux enseignements des véhicules comme le hinayana et le mahayana dont leur méthodologie nécessite plusieurs vies.

1. Le hinayāna est la voie du renoncement qui s’appuie sur une méthodologie binaire qui consiste à considérer en bloc les distorsions pathologiques (sct. klésha, tib. nyeun mong) comme des poisons auxquelles on applique des antidotes. Le fruit se restreint à l’extinction (sct. nirvana) de la soif (sct. tṛṣṇā) ce qui est suffisant pour obtenir la cessation de tout mal-être (sct. doukkha). Le nirvana est obtenu en réalisant l’absence d’identité intrinsèque à la personne. Cette réalisation est considérée comme restreinte (sct. hina) parce qu’elle ne suffit pas à dissiper l’ignorance fondamentale, réaliser le plein Éveil (sct. bodhi) de l’esprit et pouvoir ainsi aider autrui à dissiper leurs illusions.

Le chemin qui même au nirvana implique des conditions rigoureuses de sorte que son obtention nécessite de nombreuses renaissances humaines qui, de surcroît, se doivent d'être consécutives. Bien que l’extinction de la soif soit une réalisation indéfectible, la "paix" qu’elle procure finit par s’évanouir au moment où le "nirvané" entr’aperçoit le cœur de l’Éveil (sct. hṛdayabodhi) et, par conséquent, réalisant ses limites à participer au bien des êtres, il génère l’esprit d’Éveil (sct. bodhicitta).

2. Le mahayāna est plus ample (maha) dans sa motivation parce qu'on s’exige, dès l'abord, la seule réalisation capable d'apporter aux êtres l'aide nécessaire à leur éveil, c'est-à-dire : s'éveiller â la nature ultime de l'esprit et des phénomènes[3]. On le nomme "véhicule causal" parce qu’il s’appuie sur une méthodologie de transmutation des causes pathologiques pour des effets conduisant à la sagesse. Cela permet de se déjouer progressivement d'illusions et de gagner en capacité au bénéfice d'autrui. Bien que cette méthodologie ne puisse pas réaliser le plein Éveil en une seule vie, l'accumulation de sagesse ainsi obtenue permet d’en assurer la réalisation dans une suite de renaissances sans discontinuité possible[4].

3. Le vajrayāna est la voie de la reconnaissance directe de la nature de bodhi qu’est l’esprit (sct. citta) : nature immédiate, omni-présente et omni-fonctionnelle. Cette nature de bouddha étant inaltérable, elle ne peut pas subir « l’effet d’un poison » ni « la cause d’une transmutation ». Ces deux approches, aussi pertinentes et efficaces soient-elles, consistant à  améliorer nos conditions karmiques et accroître nos aptitudes ne peuvent pas générer la Vue nécessaire pour ne serait-ce envisager  et,  au mieux, s'établir en l'immédiate nature éveillée de l'esprit.

 

La Vue juste

La Vue juste est le premier membre du chemin octuple énoncé dans la quatrième des quatre vérités des nobles (sct. catvāri āryasatyāni) par le Bouddha Shakyamouni. La Vue détermine toute la suite du chemin vers l’Éveil. La vue juste[5] (sct. samyak-dristi) consiste à avoir une conception précise de ce que l’on considère comme étant l’Éveil, c’est-à-dire la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit et des phénomènes. Elle permet donc de disposer de l’intelligence nécessaire pour bien commencer le chemin qui mène à l’Éveil. Soutenue par une résolution juste[6] (sct. samyak-samkalpa) mais surtout forte, la Vue juste permet de maintenir le cap qu’est la reconnaissance de la nature de l’esprit et de corriger la trajectoire selon les doutes et les baisses d’aspirations qui s’interfèrent puis d’affiner l’approche selon les compréhensions et les expériences encourageantes. Vue et résolution constituent l’habileté nécessaire à s’appliquer à une méthode quelle qu’elle soit et de la mener à son terme.

Pour s’engager dans la voie des yogas il est indispensable d’avoir au préalable ne serait qu’une compréhension que tout n’est qu’une perception de l’esprit[7]. En se familiarisant aux méthodes de ces yogas, nous  devrions affiner notre maîtrise par la Vue de la vacuité[8] (sct. shunyatā). En abordant l’effective nature des apparences viendra à l’évidence que "shunya" n’est que la nature matricielle en toute co-émergence[9] (sct. sahaja).

Cette progression de la Vue juste élève la perception de conscience au niveau de la nature ultime de l'esprit et des phénomènes, de sorte qu'elle ne s'attarde plus aux préoccupations mineures de bien-être. Cette Vue peut être qualifiée de vajra et yogique du fait qu'elle exige, au regard de cette nature ultime, une inconditionnalité dans l'engagement (sct. samaya) qui ne tolère aucune discrimination ni imputation (sct. Vikalpa, tib. nam-tok).

La Vue vajra et yogique va donc pouvoir reconnaître les distorsions pathologiques (sct. klésha, tib. nyeun mong) comme étant la pertinence d’une intelligence. Il est difficile de comprendre comment un klésha peut s’avérer la pertinence d’une intelligence. En fait, il faut comprendre qu’un klésha, une distorsion pathologique, se compose de deux volets : un volet "perception" et un volet "ré-action" ou "é-motion" [10]. C'est sur le volet "perception" que s'opère le voile de la distorsion et c'est sur le volet "ré-action" que se répercute une traçabilité sur le karma qu'est l'activité causale des cinq processus cognitifs. Cette perception est de nature intellective (sct. buddy, tib. lo) c’est-à-dire qu’elle établit des liens, des rapports et des rė-actions. Du fait de l’ignorance de la nature ultime de l’esprit, de la soif discriminante et de la saisie imputative, notre perception est distordue, mettant à mal l’intelligence, et notre ré-action s’en trouve pathologique, disproportionnée et surtout inefficace au bonheur.

 

La Méthode

La méthode n’est pas une "technique" où il suffirait d’appliquer son mode d’emploi pour qu’elle exerce un pouvoir sur soi. Ce n’est malheureusement pas suffisant de visualiser telle lettre, de telle couleur, à tel endroit et de chantonner une vibrante formule en sanscrit[11] pour espérer reconnaître la nature de l’esprit. Le prêt-à-éveiller n’existe pas. On aura beau recevoir des enseignements prétendument "secrets", tant qu’on ne fait pas l’effort juste et approprié pour se placer en une concentration sans distraction, sans discours mental, il n’y aura pas d’expériences valides à la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit et des phénomènes. Je suis tenté de dire que la seule méthode qui vaille c'est la concentration.

Ce n’est pas la méthode qui est habile par elle-même mais c’est à nous de faire preuve d’habilité dans l’application d’une méthode.

Dans un premier temps, la méthode (tib. tab) est comme l’ouvrage qui exige que l’on fasse usage de notre habileté[12] (tib. k’é).

1. La méthode nous fait envisager la Vue ultime.

2. La familiarisation de la méthode apporte progressivement l’habilité et la limpidité nécessaire sur le chemin qui s’enrichit des expériences valides sur la nature de l’esprit et des phénomènes.

3. L’intégration s’accomplit quand la sagesse s’avère finalement être la méthode par excellence en toute situation.

 

La pratique

Dans la voie du vajrayāna et en l'occurrence celle des yogas, on s'engage en trois applications : vue, méditation et conduite.

1. Vue

On s’applique à l'écoute et à la réflexion afin d'assimiler une compréhension certaine de la théorie[13] qui expose la Vue de la base.

2. Méditation

Lors des sessions de méditation, on s'applique à joindre la Vue et la méthode pour acquérir la Vue du chemin, la pratique confirmant la théorie.

3. Conduite

Durant l'intersession, on s'applique à faire usage (tib. tcheu) des progrès de la méditation en joignant la Vue en toute situation selon le klésha mis en cause pour s'accomplir en la Vue du fruit.

 

Les six yogas

Quand on parle de yoga dans les enseignements bouddhiques, cela se rapporte aux six yogas essentiels. Chaque yoga a sa spécificité :

1. Chandālī (tib. tou-mo), le yoga où le désir est sublimé, permettant de reconnaître le klésha "désir/attachement" comme intelligence[14] du discernement.

2. Māyākāya (tib. gyu-lu), le yoga de l’Illusion où attachement et aversion s’évanouissent naturellement, permettant de reconnaître le klésha "orgueil/autosuffisance" comme intelligence d’équanimité.

3. Svapnadarśana (tib. mi-lam), le yoga du rêve où, l'illusion se dissipant, les apparences se présentent comme telles (sct. nirmāṇa), permettant de reconnaître le klésha "ignorance/opacité" en intelligence d’apparence/vide (sct. dharmata, tib. tcheu nyi).

4. Prabhāsvara (tib. eu-sel), le yoga de la claire lumière où l'ignorance se dissipe d'elle-même, permettant de reconnaître le klésha " ignorance/opacité " comme intelligence de conception/vide (sct. cittatā, tib. sèm nyi).

5. Samkrānti (tib. po-oua), le transfert de conscience qui court-circuite toute saisie d’une mort, permettant de reconnaître le klésha "inhibition/adversité" comme intelligence de toute opportunité.

6. Antarābhava (tib. si-paï bar-do), le yoga du Bardo du devenir post mortem où l'on réalise que toute manifestation n’ont d’autre sens que d’être loisible à l’éveil (sct. sabhoga), permettant de reconnaître le klésha "répulsion/aversion" comme intelligence semblable au miroir.

Pour donner une idée de l’objectif du yoga bouddhique, je vais tenter de développer les deux premiers yogas : chandali et māyākāya.

 

Le yoga de Chandali

1. Pratique

Le yoga de Chandali (tib. toumo) permet de reconnaître le klésha "désir/attachement" comme étant intelligence du discernement. Aujourd’hui, on n'entend parler de ce yoga comme d'une performance à développer la chaleur du corps pour résister au froid ou faire fondre la neige.

L’entraînement de la méthode consiste, par l’unification du prana et de l’esprit, à réguler la diffusion du désir tout en se délivrant de toute imputation sur l’objet de désir. L’imputation consiste à attribuer à l’objet la caractéristique intrinsèque d’être désirable. Dès lors, vient la conception que l’objet peut combler le désir. L’objet de désir se trouve alors aliéné d’avoir la « tâche » (attachement) de combler un manque. Cette imputation discriminante prive le désir de son intelligence du discernement.

En vertu de l’impermanence, les déboires de la déception, de la frustration seront suivis de reproche, d’animosité voire de haine.

Le yogacharya, s'applique à la méthode méditative en s'engageant sur la voie jnanamoudra avec l’appui d’un tantra contemplatif[15] de deux divinités co-émergentes (tib. yab/youm). Selon les capacités et affinités du pratiquant, il est ^possible de s'appliquer à la conduite en empruntant la voie du karmamoudra avec l’appui d’un(e) partenaire physique partageant les mêmes capacités et engagements dans des conditions cérémoniales précises.

Il n’y a pas lieu d’opposer ces deux voies. Au contraire, elles peuvent être pratiquées conjointement pour évaluer nos progrès. Si jnanamoudra et karmamoudra sont pratiquées avec autant de rigueur dans la jonction (sct. yuganaddha tib. zoung djoug) du prana et de la Vue, les deux voies amènent aussi bien à la réalisation de félicité/vide. Maintenant, s’il faut comparer, personnellement, serait plus sur un critère de commodité : avec le jnanamoudra, on a toujours les divinités à portée d’esprit alors qu’avec le karmamoudra, on n’a pas toujours un(e) partenaire qualifié(e) à portée de main.

Il est dit que le karmamoudra est réservé au laïc, il est surtout nécessaire que le pratiquant ait la capacité de ne pas saisir le plaisir comme la possibilité de combler le désir[16]. C’est la maîtrise essentielle qui amène à l’apogée du yoga de toumo que ce soit dans la voie du jnanamoudra ou du karmamoudra ou, en toute modestie, dans l'acte d'amour libre d'attachement.

 

2. Réalisation

Par le yoga de Chandali, on tire bénéfice de notre situation "incarnée" en stimulant la co-émergence (sct. sahaja) de chair et charité, corps et âme. Reconnaissant la co-émergence d’apparence/vide, toute la manifestation est perçue comme loisible à l’intelligence du discernement et la gratitude qui s’ensuit s’exprime par une bienveillance naturelle envers tous les êtres. Nous sommes capables d’assumer l’existence et le lien à tous les êtres

 

Le yoga de Māyākāya

1. Précision du sens des mots

Parmi les quatre "garanties"[17] (tib. teun-pa chi) recommandées par le Bouddha Shakyamouni, la première consiste à ne pas s’en tenir aux mots seuls mais au sens des mots. Il est bien de ne pas se contenter de définitions séduisantes. Dans une démarche philosophique, le sens d’un mot se définit comme un objet d’analyse et non pas comme un objet de croyance. Ensuite, le fruit de l’analyse forge une compréhension claire qui permettra de rendre le sens identifiable et expérimentable en la contemplation.

- Māyā

Le terme māyā combine deux concepts : celui d’illusion et celui de magie. Illusion au sens d’une perception erronée et magie au sens où nous ne sommes plus ignorants et dupes de l’illusion.

Quand on délivre (sct. Vimukti) l'esprit de nos illusions (projections et introjections, schémas et conditionnements, discriminations et imputations etc.), la perception retrouve toute son aptitude intellective au seul soin de concevoir, établissant des rapports aux apparences au seul sens d’apparaître sans qu’aucune imputation puisse interférer dans le discernement réalisant ainsi la co-émergence d’apparence/vide.

La māyā n’est pas une tromperie et l’univers n’est pas illusoire, le corps n’est pas illusoire, les pensées ne sont pas illusoires. L’illusion est de notre fait, de notre responsabilité. Une fois l’illusion dissipée, la magie opère.

 

- Trikāya

Kāya est généralement traduit par "corps" avec la confusion possible qu'il s'agirait de celui d'une personne. Kāya désigne une contexture de l'esprit selon trois (sct. tri) aptitudes : celle de la vacuité du phénomène (sct. dharma), celle de son évidence apparitionnelle (sct. nirmana) et celle de son loisible usage (sct. sambogha).

 

- Illusion

Esprit et phénomènes co-émergent en un continuum de clarté/vide. L’ignorance de cette co-émergence (sct. sahaja, tib. lhèn-tchik kyé-pa) produit la soif et la saisie qui imputent à l’esprit et aux phénomènes une réalité intrinsèque, absolue et distincte l’une de l’autre. Cette imputation (sct. vikalpa, tib. nam-tok) embrouille toutes les aptitudes intellectives et psychiques de l’esprit : sensation, perception, ré-activité et conscience. Imputer une réalité alors que c’est relatif, voilà l’illusion, une perception erronée. Cette illusion est un fait d’esprit. Elle n’est pas le fait de l’univers, ni du corps, ni même de l’esprit, ni au fait de vivre.

L’illusion est la conséquence de la saisie, de la soif et de l’ignorance et, par sa nature, ne pouvant en être conscient, l’illusion opère insidieusement au détriment de soi-même et d’autrui.

Illusion au sens que toutes les manifestations n’ont pas la réalité que, par ignorance, je leur attribue. Cela ne veut pas dire que les manifestations soient illusoires. Le monde n'est pas illusoire, le corps physique n'est pas illusoire et les apparences émergeant à l'esprit ne sont pas  illusoires.

L'esprit est un terme pour dire désigne la fonction de "penser" ou plus précisément de concevoir, ce qui implique des concepts qui, ne relevant pas d'une réalité, s'avèrent  relatif, ce qui n'est pas du tout la même chose que de dire c'est illusoire.

Ne procédant ni du hasard ni d’une nécessité, toutes les manifestations sont effectives d’un continuum de cinq éléments (sct. bhūta, tib. djoung-po) génésiaques et sont donc de nature transitoire et relative, ce qui veut dire cohérente, interdépendante et conséquentielle. N'ayant donc aucune réalité pour substrat, nous en avons des conceptions, elle-même relatives, cohérentes et conséquentielles.

Il n'est pas de réel qui soit connu et il n'est pas de connaissance d'une réalité. Cependant, devant l'évidence effective de "connu", il ne reste plus qu'à le réaliser comme étant de la nature d'un concept c'est-à-dire d'un phénomène de nature mentale. Il n'est donc pas de connu qui ne soit pas conçu.

Devant la co-émergence océan/vague, il ne nous viendrait pas à l'idée d'extraire la vague en espérant connaître l’océan véritable, ultra réel. Et bien, devant l’émergence de la conceptivité (sct. vidya, tib. rik-pa) on ne pourra pas extraire le phénomène de l’esprit, le concept de la conception. S’il y avait une binarité avec un esprit d’un côté et un phénomène de l’autre ou bien un concept adventice à la conception, effectivement, il suffirait de retirer l’un pour avoir l’autre. Ce n’est pas le concept qui est adventice à l’esprit, ce sont les voiles de l’ignorance, de la soif et de la saisie qui sont adventices à l’esprit.

La co-émergence ne signifie pas la binarité d’un mélange comme celui du beurre dans les épinards. Elle signifie une union de même nature qui, de par sa nature transitoire, ne peut que faire œuvre.

Le principe de co-émergence n’est pas exclusif au fonctionnement cognitif. On le retrouve également dans le fonctionnement de l’univers comme par exemple la dualité de la lumière, onde/corpuscule.

 

- Magie

La co-émergence (sct. sahaja) esprit/phénomène (sct. citta/dharma), autrement dit "conception/concept", est tout ce qu’il y a de plus naturel. Sa réalisation est celle de la troisième co-émergence où s'opère la jouissance en tous les aspects dont le déploiement se nomme dharmadathou[18], magie de la relativité dans le déploiement d’une jouissance de toutes les aptitudes de la conceptivité trouvant son parachèvement dans la co-émergence de cittatā/dharmatā[19].

Quand nous réalisons la vacuité de l’illusion, ce n’est pas une « vraie réalité qui se serait cachée derrière les apparences et qui se révèle enfin à nous mais c’est la māyā qui se présente nûment, ni réelle ni illusoire, magiquement loisible à l’intelligence du magicien qui se découvre dans le même temps.

 

2. Pratique

Le yoga de Māyākāya (tib. gyu-thrul kou) permet de reconnaître le klésha "orgueil/autosuffisance" comme étant intelligence d’équanimité.

Le chemin de la méthode consiste, par l’unification du prana et de l’esprit, à sublimer les images de soi, des autres et du monde, qui s’insinuent dans nos attachements et nos aversions tout en se délivrant des complexes aussi bien d’inhibition que d’exhibition. En ce sens, il est proposé plusieurs visualisations sur des objets "ordinaires" comme notre aspect corporel habituel, ou sur des objets "non-ordinaires" comme l’aspect d’une divinité.

Ce yoga s’exécute tout particulièrement dans nos relations quotidiennes quand notre suffisance se trouve inquiétée, quand nos certitudes s’effondre, quand la honte nous submerge, quand nos séductions n’ont plus de pouvoir, quand nos compensations ne suffisent plus à maintenir nos contentements, en résumé quand s’élève le sentiment de vanité.

Il faut comprendre que tout ceci sont des brèches dans la construction de notre égocentrisme. C’est le moment douloureux mais tant régénérateur d’admettre qu’il n’est plus suffisant de paraître.

Dans cette approche quelque peu numineuse, nous développons naturellement de l’empathie et de la compréhension pour ses proches puis pour toutes nos relations puis pour l’ensemble des êtres humains puis élargissons à l’ensemble des êtres en toutes les sphères possibles de renaissance. Nous partageons tous les mêmes inquiétudes, les mêmes solitudes.

Le yogacharya, s'applique à la méditation en s'engageant sur la voie du samayamoudra. C’est la voie de l’inconditionnalité, celle qui consiste à rester conforme (samaya) à la nature ultime de l’esprit (moudra) dénuée de toute discrimination imputative tout en préservant les trois engagements[20].  

Intègre à cette inconditionnalité, le yogacharya ne craint aucune réputation et ne cède à aucune complaisance, ni à aucune convenance. Il ne tergiverse pas et ne transige pas pour de pieux sentiments. Il ne fait pas de la vertu une posture religieuse et fait de la non-vertu un défi à la sincérité. Sa gratitude équanime à ses maîtres comme à chacun n’est pas tarifée et le rend disponible pour toutes les vies à venir.

 

Réalisation

Le yogacharya devient le yogi magicien qui se joue de l’illusion. On le dit « daka » parce qu’il épouse la nature transitoire des cinq Éléments que l’on représente dans le tantrayāna sous forme humaine et féminine que l’on nomme « dakinis[21] ».

L’intelligence de l’équanimité réalise la co-émergence de cognition/vide où il n’est plus d’évaluation à l égard de soi, d’autrui et du monde, en quelque bardo que ce soit, en quelque sphère que ce soit.

Quand on réalise la co-émergence, les phénomènes se révèlent comme tel "dharmatā" (tib. tcheu nyi), l’esprit œuvre comme tel "cittatā" (tib. sèm nyi) et le moi comme mahātman (tib. dag tch’èn) ou paramātman (tib. dam paï dag). Cette triade cognitive œuvre naturellement dans le déploiement que l’on nomme dharmadhātou[22].

Tout s’avère co-émergence au vide[23] et il nous incombe d’en donner le sens en se consacrant au bien des êtres en accord au samaya propre à ce yoga. Avec l’apport spécifique du yoga māyākāya, le yogi  est à même d’user d’illusion pour désillusionner.

 

 

Le yogi se réjouit de la māyā,

Elle est la source des quatre activités.

Source d'enseignements et d'inspiration,

La māyā rend possible tous les siddhis.

Quelle merveille de connaître ce joyau

Intarissable trésor de réjouissance.

Illusion et doukha sont Compassion
Vacuité sont les Chemins et les Terres. [24]

 

 

Lire également : le yoga bouddhique

Voir dans classement par thème : yoga



[1] Le postulat du sahaja se résume en trois réalisations :

« Apparence et vide co-émergent. Connaissance et vide co-émergent. Au contact d'apparence et connaissance, toute expérience est félicité/vide ».

[2] Celui qui se conduit (sct. charya) selon la Vue du yoga.

[3] L'Éveil (sct. Bodhi) se distingue de l'extinction de la soif (sct.nirvana) au fait que l'esprit est totalement et parfaitement délivré de toutes les illusions (sct. anutara samyak sam bodhi) qui empêchaient la sagesse plénière (sct. sarwa jnana) de manifester sa bienfaisance sans limite (sct.  mahakaruna) aussi bien pour soi-même que pour autrui.

[4] Le mahayāna permet d'entrer dans le chemin progressif et sans régression possible des dix niveaux du bodhisattva.

[5] Dans le sens d’approprié.

[6] Le deuxième membre du chemin octuple.

[7] Vue relative au Cittamatra.

[8] Vue relative au Madyamika.

[9] Vue relative au Sahaja.

[10] Il est important de définir les kléshas en couple de mots : ignorance/opacité ; répulsion/aversion ; désir/attachement ; orgueil/auto-suffisant ; frustration/adversité ; avidité/obsession. C'est la différence d'interprétaion de ces "binômes" qui fait toute la différence entre les Vues et de la conduite du véhicule (sct. yana).

[11] Mantra désigne le yoga de la récitation qui permet de protéger (sct. tra, tib ; kyob) le mental (sct. manas, tib. yid) du discours mental. Il y a trois yogas de la récitation : celui d’approche, celui d’unification et celui de l’intime (secret).

[12] Habileté à la méthode (tib. tab-k’é).

[13] Théorie : ce qui doit être contemplé.

[14] Habituellement traduit par "sagesse", j’opte pour "intelligence" pour mettre l’accent sur le lien qui s’opère entre l’esprit et le phénomène.

1-Intelligence du dharmata : Elle tire plénitude de la nature inconcevable et inengendrée du phénomène. C’est l’aspect pur du klésha ignorance/opacité mentale.

2-Intelligence semblable au miroir : Elle tire instantanéité et clarté de la co-émergence. C’est l’aspect pur du klésha répulsion/aversion.

3- Intelligence de l’équanimité : Elle tire épanouissement de l’équanimité pour tout phénomène. C’est l’aspect pur du klésha orgueil/autosuffisance.

4- Intelligence du discernement : Elle tire jouissance de la distinguabilité de chaque phénomène. C’est l’aspect pur du klésha désir/attachement.

5- La sagesse toute accomplissante : Elle tire opportunité de toute action sans espoir/crainte. C’est l’aspect pur du klésha frustration/adversité.

 

[15] Comme par exemple l’anuttara yoga tantra de Chakrasaṃvara

[16] Cf. Chapitre : désir, plaisir et félicité.

[17] 1) S’en remettre au sens des mots et non pas aux mots seuls. 2) S’en remettre à l’enseignement proposé et non pas à l’enseignant seul. 3) S’en remettre à l’expérience et non pas à la croyance seule. 4) À toute expérience, s’en remettre à la vue de la vacuité.

[18] Voir le chapitre "dharmakaya, dharmata et dharmakaya.

[19] Les suffixes sanscrit "" et tibétain "nyi" soulignent la nature ultime telle quelle comme validée en la réalisation. D’un point de vue grammatical, ces suffixes correspondent à notre suffixe français “té” comme par exemple pour “bon” et “bonté”.

[20] Les trois types de vœux : brahmacharya,  bodhicharya et yogacharya.

1) l’éthique où rien ne justifie de nuire à qui que ce soit. 2) l’empathie qui recherche à comprendre l’autre et de se faire comprendre de l’autre. 3) la Vue pure, dénuée de toute discrimination imputative sur l’ensemble de nos perceptions et réactions.

[21] Daka et dakini correspondent en yoga aux trajets (sct. nadi) dont la maîtrise les rend vertueux aux souffles qui participeront à la bonne santé de l’esprit.

[22] Dharmadhātou. La traduction littérale en tibétain est « tcheu kyi kham » mais certains traducteurs emploie le tibétain « tcheu kyi ying » qui correspond en fait à l’expérience de plénitude qui s’y rapporte. Dhātou comprend six Éléments : les cinq Éléments (sct. bhūta, tib. djoung-po) génésiaques du phénomène + l’élément cognitif qu’est l’esprit. Voir chapitre « dharmakāya et dharmadhātou ».

[23] Il est important de ne pas réifier le vide ou la vacuité. Il s’agit de la vacuité de prendre pour réel ce qui n’est pas réel. D’un côté, la soif réifie les phénomènes (sct. dharma) ce qui fait que la perception les appréhende comme "altérité". D’un autre côté, on désaxe l’esprit ce qui fait que la perception l’appréhende comme étant quelque chose dont "je" en serait possesseur, pour finalement l’appréhender le sujet effectif comme "identité". Par vide, il s’agit ici d’épargner les phénomènes, l’esprit  et le moi, de la soif, de nos saisies réductrices et imputatives (sct. vikalpa, tib. nam-tok).

[24] Extrait de la sadhana « Évocation des Dakinis des cinq règnes ».